lundi 14 juin 2010

Note sur la notion de sabotage




Texte de Jacques Rancière trouvé ici, écrit à l'occasion du procès de Bouygues contre des médias alternatifs (dont on parle ici avec un 4 pages, mais aussi et )...

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« Ce mot de « sabotage » naguère inconnu et qui a fait une étonnante fortune comporte des significations très variées ». Il ne signifie pas nécessairement l’acte de détruire (auquel cas il tombe sous le Code Pénal) ...mais tout acte qui consiste à rendre le travail improductif, soit par nonchalance ( On dit en Anglais faire ca’ canny), par excès d’application (c’est ce qu’on appelle perler le travail ) ou par une observation méticuleuse des règlements (exemple dans une grève des chemins de fer en Italie), qui a pour résultat de rendre le service impossible. Sous ces diverses formes, le sabotage échappe évidemment à toute répression »

Ces lignes empruntées au Cours d’Economie politique de Charles Gide (II, 351) marquent bien la pluralité de significations du mot de sabotage et l’impossibilité d’identifier son idée à celle d’une action violente de destruction. Celui qui consulte un dictionnaire de la langue française au XIX° siècle est, de fait, surpris de ne pas trouver cette idée parmi les divers sens du mot qui comportent entre autres l’action de fabriquer des sabots, celle de fouler le drap avec des sabots ou celle de fixer des coussinets aux traverses des chemins de fer. Littré date de 1838 l’apparition d’un sens nouveau de la notion : l’idée de mal faire son travail. Cela veut dire par exemple que les pratiques de destruction opérées par les luddites anglais opposés à l’introduction des machines à tisser n’étaient pas qualifiées de sabotage. Et les syndicalistes révolutionnaires qui lancèrent en France à la fin du XIX° siècle des pratiques de lutte ouvrière importées d’Angleterre ne mettaient aucunement en avant des objectifs de destruction matérielle. Emile Pouget le souligne dans sa célèbre brochure sur le sabotage de 1897. Le sabotage consiste d’abord à s’opposer au patronat selon sa propre logique : puisqu’il considère le travail comme une simple marchandise échangeable contre d’autres à son prix, les travailleurs doivent prendre ce principe au mot et fournir un travail équivalent au prix reçu, donc un mauvais travail pour une mauvaise paie.

L’application de ce principe peut prendre des formes variées, comportant des formes de détérioration. Mais ces formes n’ont rien à voir avec les pratiques de violences contre les personnes, pratiquées à l’époque par des attentats anarchistes. Les anarchistes ouvriers qui militent dans les syndicats opposent justement à ces pratiques individuelles des pratiques collectives de lutte des classes. L’extension de sens du mot sabotage est déterminée par là.

S’il s’identifie, au départ, avec un principe de riposte économique à une domination économique, il en est venu à qualifier toute action visant à entraver l’action de celui contre lequel on se bat. Cela veut dire que la composante symbolique du coup porté à l’adversaire compte plus que la réalité d’un dommage provoqué à l’encontre de ses biens. Ce qui se sabote, c’est une puissance, une autorité, une image. L’idée implique que l’entreprise contre laquelle on se bat est elle-même un rouage d’un système d’exploitation économique du travail, d’oppression politique sur les individus et d’assujettissement idéologique des esprits. On comprend aisément que la notion s’emploie tout naturellement à l’égard d’une entreprise du bâtiment qui construit pour le compte de l’Etat des centres de rétention destinés à ceux qui viennent dans un pays demander du travail, vend des services téléphoniques et possède une télévision dont les liens avec un pouvoir politique sont patents. Il est significatif, quoique l’on pense de la campagne de « sabotage » de Bouygues, de constater que cette campagne n’a pas été lancée contre une entreprise ordinaire du bâtiment mais contre un empire économique qui est indissolublement un empire politique et idéologique. Par là même la notion de sabotage doit recevoir son sens le plus large de lutte contre un ordre dominant qui s’exerce aussi par les voies les plus immatérielles.

Il est également significatif que certaines entreprises entendent annihiler les critiques dont elles sont l’objet en niant leur caractère symbolique et en les ramenant à des actions qualifiées pénalement. La rhétorique de ceux qui s’opposent à l’ordre dominant a toujours fait appel et fera toujours appel à des notions telles que la destruction, le sabotage ou autres. La vie publique et le débat d’idées vivent de l’usage de telles notions qui débordent les qualifications juridiques. Elles périraient si s’imposait la pratique qui consiste à transformer les mots et les formules de la lutte politique, économique et idéologique en des incitations au crime et à la délinquance. L’histoire récente, avec l’usage des notions de sabotage ou terrorisme par exemple, montre une dérive en ce sens, une tendance à criminaliser le langage de la lutte politique, sociale ou idéologique radicale qui ne peut manquer d’inquiéter le citoyen comme le philosophe ou l’historien. Pour que le débat démocratique vive, il doit être possible de continuer à appeler à la « destruction « de l’appareil d’Etat ou au « sabotage » d’une puissance économique sans être mis au rang des incendiaires et des terroristes.





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