vendredi 2 mars 2012

"Tarnac, au bazar des libertés publiques"





Note d'Ariane Chemin parue dans Le Monde des Livres du 1er mars 2012 sur le livre de David Dufresne "Tarnac, magasin général"

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Tarnac, au bazar des libertés publiques

Ce n'est pas vraiment un reportage sur le groupe de Tarnac ; pas non plus un "document", comme l'édition appelle ces livres ceints de bandeaux rouge sang et de mots tapageurs : "révélations sur", "la face cachée de"... Ecrit à la première personne, épais de courriels, de notices, de pièces judiciaires qui, au fil des pages, surgissent dans un petit théâtre humain comme autant de didascalies, Tarnac, magasin général, ne ressemble à rien de connu. Le journaliste David Dufresne a volé son titre à l'enseigne d'une épicerie communautaire de Corrèze, reprise en 2005 par des jeunes gens venus de la ville. Un bazar où chacun a pu trouver, par la suite et au détail, en gros ou demi-gros, un fantasme sécuritaire ou une utopie libertaire. 

En 2005, une petite bande inclassable (mi-situ, mi-autonome ? - intello en tout cas) investit un village limousin perché sur le plateau de Millevaches, haut lieu des maquis rouges. Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, des caténaires de lignes TGV sont mystérieusement sabotées. Quatre jours plus tard, la police antiterroriste débarque dans la ferme, pas mécontente de rejouer l'assaut mené contre Action directe vingt ans plus tôt. Dix personnes sont mises en examen. Le dernier libéré, en mai 2009, se nomme Julien Coupat : le chef clandestin des activistes de Tarnac, selon la police. De nombreuses incohérences, notamment dans le procès-verbal de surveillance de la fameuse soirée, sont venues entacher l'enquête. Mais demeure "le même sourire de Claire Chazal pour accuser (en 2008) ou disculper (en 2009)", soupire l'auteur.

 David Dufresne est un reporter "tendance gonzo" : pour déjouer les prismes et faire tomber ses oeillères, il fouille les archives, pratique les digressions et revendique sa subjectivité. Ce quadragénaire nourri à l'école des fanzines, avant d'écrire pour Libération et Mediapart, raffole des tangentes et n'a pas, d'ordinaire, la "religion du PV" (procès-verbal), comme on dit dans la presse. Mais rien n'est à bannir quand il s'agit de déconstruire les montages policiers. "Du même auteur", on trouve des ouvrages aux titres évocateurs, comme ce Maintien de l'ordre (Hachette, 2007) écrit après le mouvement anti-CPE et repéré par la police - jolie mise en abyme - dans la bibliothèque de Julien Coupat. Dufresne a aujourd'hui quitté la France et la presse. Et son livre a des allures de testament.

Le journaliste croque merveilleusement premiers rôles et figurants du drame qui se noue : le châtelain de Tarnac (Yves de Kerdrel, éditorialiste au Figaro), le localier blasé, le barbouze et les filocheurs, le procureur Jean-Claude Marin et ses aphorismes, le criminologue Alain Bauer, acheteur compulsif de L'Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), cet essai signé "Comité invisible" et attribué par la police à "l'idéologue" Coupat. Derrière le discours fabriqué que lui servent de hauts fonctionnaires virils, aiguillonnés par la ministre de l'intérieur Michèle Alliot-Marie, Dufresne saisit vite que l'affaire de Tarnac doit beaucoup au mariage douloureux des RG et de la DST au sein de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), en cette année 2008. Tarnac "devait être le prototype de la fusion, un exercice avant l'heure, taille réelle et grandeur nature, entre Paris et Corrèze, police et pandores".

Sévère avec ses pairs, l'investigateur n'en fait pas moins l'examen de ses propres pratiques. "Comment convaincre quelqu'un de vous faire confiance quand il a beaucoup à perdre ?", réfléchit l'enquêteur en approchant l'une des "épicières" de Tarnac. Il explore cette zone grise où, pour séduire de futures sources, bonnes manières et mauvaise conscience s'emmêlent. Dufresne ne cherche pas à masquer ses sympathies. Mais il interroge les pactes implicites, parfois un peu coupables, qu'il passe avec les uns ou les autres, flics compris. 

Ces derniers lui ont raconté une bonne blague qui circule dans leurs couloirs : "Le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent." Vingt fonctionnaires et dix voitures suivaient le seul "individu" Coupat lors de la nuit du "sabotage". Pas étonnant si le dossier judiciaire compte aujourd'hui trente-deux tomes - et l'instruction n'est pas close. S'y côtoient inventaires de scellés, retranscriptions de chats en italien, réquisitions auprès d'opérateurs téléphoniques, photos, listings informatiques, croquis, demandes d'actes en tout genre, dont Dufresne, qui en a eu copie, fait aussi la matière de son livre. 

Dangereuse lorsqu'elle est expérimentée par les enquêteurs, la pratique du fragment fait oeuvre, ici, grâce à cette esthétique du collage. Cote D 1106, sous-cote D 145... L'auteur dévoile une poétique du PV, avec ses participes présents, ses fautes d'orthographe, son "nous" qui cache les "je", ses adverbes hors d'usage ("pédestrement")... Quand tant de fait-diversiers, dans la presse, parlent, dans un mimétisme inconscient, d'"individus quittant leur domicile pour leur véhicule", lui leur donne chair avec ses mots et sa belle écriture. Comme Houellebecq raconte l'inanité du monde postmoderne à travers les notices et autres catalogues de VPC, Dufresne exploite la phraséologie de ces milliers d'interrogatoires secs et cliniques pour dire la part d'absurde qui vient parfois s'engouffrer dans un fait divers.

Ariane Chemin

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